Article publié dans l’ouvrage collectif : « Changement et grands projets : Des choix engagés » Presse de l’université du Québec octobre 2015
Résumé de l’article : la puissance du toucher
Grâce à une pratique intensive au cours des cinq dernières années, j’ai appris qu’un objet très simple, fabriqué par impression 3D, est un objet de magie contemporaine. Chargé de symbolique lors d’une rencontre en face à face, il est :
- un révélateur des savoirs et des émotions,
- un levier puissant qui permet de fédérer les acteurs,
- un crochet de mémoire durable qui révèle et constitue l’objet-frontière commun aux parties prenantes.
Préambule
Vingt-cinq années d’expérience en qualité de Maître d’ouvrage m’ont offert l’occasion de gérer la réalisation de grands projets d’infrastructures français comme la construction de deux cents kilomètres d’autoroutes nouvelles en milieu rural, l’achèvement du « Duplex A86 », soit dix kilomètres de tunnel sur deux étages en région parisienne, ou encore la modernisation d’autoroutes en circulation… Mes responsabilités m’ont ainsi amené à conduire les étapes clés d’un projet, depuis l’étude jusqu’à la mise en service, en passant par la communication avec les parties prenantes concernées par le futur aménagement : élus, riverains, État, associations…
Au début de ma carrière, je m’appliquais à suivre les techniques de communication « classiques » qui sont habituellement enseignées : l’écoute, la reformulation, l’explication, la démonstration visuelle (schémas pédagogiques, images de synthèse…). J’utilisais nos deux sens les plus communément utilisés dans ce domaine : l’ouïe et la vue. Ainsi, je parlais, j’écoutais et je montrais de belles images à mes interlocuteurs.
Au fil du temps, l’idée nouvelle d’introduire un troisième sens pour explorer un nouveau champ d’expression s’est imposée dans mes réflexions de communicant. En 428 avant Jésus-Christ, Anaxagore disait que « l’homme pense parce qu’il a une main ». En latin médiéval, « manipulare » signifie d’ailleurs « conduire par la main ». Manipuler éveille la curiosité et ouvre au dialogue. Le cerveau se reconnecte au monde profond au moyen de l’objet touché.
Je souhaitais permettre à mes interlocuteurs de toucher, afin de faciliter leur expression et d’utiliser un nouveau mode de perception afin de concrétiser, ensemble, les concepts du projet à réaliser. Mais quel objet leur faire toucher ? et dans quelles conditions pouvais-je tester ce nouveau mode d’échange, que ce soit avec des riverains ou avec des élus ?
Le changement que je voulais réaliser dans mes pratiques a été facilité par l’avènement des imprimantes 3D : je pouvais désormais inventer l’objet désiré, le matérialiser en testant différentes tailles et différentes couleurs. Ce procédé véritablement magique marqua un tournant de mes méthodes de conduite de grands projets. J’ai pu vérifier à de multiples reprises que le recours à l’objet-frontière 3D confère une autre dimension à la relation avec l’autre et à la communication interpersonnelle.
En cinq ans de pratique, j’ai conçu et imprimé en 3D plusieurs objets-frontière : le cube d’Aladin, le disque des savoirs d’André Le Nôtre, le polyèdre de Szillassi, les cônes de sécurité maîtrise d’ouvrage zéro accident, la Tessère modèle d’aire de services, la ville 3D : espace, temps et imaginaires. Aujourd’hui, chacun d’entre eux me permet d’avancer dans mes questionnements et de valider, bien au-delà de mes espérances, ce que je pressentais depuis longtemps : dans la conduite de projet, le toucher est un puissant vecteur de communication. L’objet-frontière, né de notre imaginaire et matérialisé par l’impression 3D, permet de construire un projet partagé avec le plus grand nombre.
Pour illustrer mes propos, j’ai choisi de développer deux exemples : le cube d’Aladin et la Tessère modèle d’aire de services. Il s’agit d’un exercice paradoxal puisqu’en rédigeant ces lignes, je fige des mots sans vous permettre pour autant de toucher ces objets-frontières 3D afin d’évaluer leur pouvoir. J’espère que ce texte vous donnera l’envie de vous lancer dans vos propres expériences.
N’attendez plus, imprimez vos images en objets-frontières 3D ! Partagez-les pour fédérer vos interlocuteurs et donnez une nouvelle dimension à vos projets !
Qu’est-ce qu’un objet-frontière ?
Les objets-frontière, qu’ils soient matériels ou conceptuels, sont des espaces permettant la communication entre mondes très différents, afin de servir un objectif commun.
L’ objet-frontière revêt des caractéristiques diverses, il peut être abstrait ou concret, matériel ou conceptuel, général ou spécifique.
source: edutechwiki.unige.ch
1. Un premier objet imprimé en 3D : le cube d’Aladin
Genèse du Cube d’Aladdin
Pendant mon enfance, comme beaucoup d’entre vous, je jouais avec des cubes, des cubes en bois. J’avais un grand père qui s’appelait Henri. Ce grand-père était né en 1898, il y a deux siècles de cela. Pendant que je jouais avec mes cubes unicolores, Henri m’avait donné ses cubes de son enfance. Des cubes couverts d’images, des images toutes différentes les unes des autres.
C’était magique, chaque cube unique racontait plusieurs histoires, et aussi plusieurs cubes différents pouvaient former une image unique.Vertige …
Vingt ans plus tard, alors que j’étais étudiant, le même vertige me saisit à la lecture du livre de Douglas Hofstadter dont la couverture dévoile un cube sculpté des lettres G E B initiales de : Gödel, Escher, et Bach. Cet ouvrage décrit les liens entre les mathématiques de Gödel, le dessin d’Escher et la musique de Bach. Il établit « les brins d’une guirlande éternelle », révélateurs de l’unité de la structure profonde du monde derrière de multiples facettes. Mes souvenirs d’enfance me revenaient en bloc, bien présents : les dimanches chez mon grand-père, les conversations des adultes et les histoires qui naissaient de « mes » cubes…
C’est donc tout naturellement que j’ai pensé, quelques années plus tard, au « cube lettré » pour concevoir et faire imprimer mon premier objet-frontière.
Je choisis d’emblée d’imbriquer quatre lettres bien visibles : le E, le C et deux R.
Mon but était d’investiguer un nouveau processus de communication avec les parties prenantes d’un projet : l’Etat, les Collectivités et les Riverains. Je souhaitais révéler, raconter et redonner du sens à mes projets.
La mise en cube de ces quatre lettres en révéla une nouvelle, moins évidente à voir mais bien présente, le M : multiple, multi-facettes, multi-interlocuteurs, ou encore magique…
Le choix des lettres E, C, R complété par l’apparition fortuite de la lettre M constitue en français une contrainte lexicale modérée, ni trop forte, ni trop faible. En effet, les lettres C, E, R, M sont à l’origine de 24 625 mots sur les 78 855 mots que comporte l’édition 2007 du Petit Larousse illustré. Offrant la possibilité d’utiliser plus de 30% du vocabulaire courant, elles obligent à la réflexion tout en laissant un champ d’expression suffisamment large pour être efficace.
De plus, vus sous un autre angle le M pouvait être utilisé comme un W et le C comme un U.
Contrairement aux cinq autres, la sixième face du cube restait indéchiffrable. Cette illisibilité est finalement logique : il s’agit de la face cachée du projet, des non-dits, des enjeux ignorés qui émergent de façon inattendue, des parties-prenantes qui n’ont pas été identifiées dès le début du projet.
Au milieu des six faces, le vide.
Le vide ou l’essentiel ?
Le projet est au cœur des parties prenantes : l’Etat, les Collectivités, les Riverains.
Un espace vide où l’invisible pour les yeux, l’immatériel, contient l’essentiel : le sens du projet.
L’espace où les histoires individuelles s’entremêlent dans un récit collectif pour donner naissance à un rêve partagé.
Ainsi, le cube est comme une personne, il absorbe des influences et il transmet du sens. Il est aussi essentiel de bien orienter son utilisation : un discours « État » n’est pas adapté à un « Riverain ». Un riverain appelle des histoires de riverains.
Je tenais enfin « mon cube ». Il fallait à présent trouver la manière dont j’allais pouvoir le mettre en scène dans mes relations avec mes interlocuteurs. J’appartenais tout de même à une catégorie de gens sérieux qui conçoivent des projets sérieux au sein d’une entreprise sérieuse, produisant des dossiers techniques de trente centimètres d’épaisseur qui ne laissent aucune place au hasard. J’eus donc l’idée de m’adresser à l’enfant qui sommeille en chacun de nous pour briser la frontière dressée naturellement par mes interlocuteurs lors de nos premières rencontres.
Le conte arabo-perse Aladin ou la lampe merveilleuse fait partie des classiques, que ce soit pour les anciens qui l’ont lu à la veillée ou pour les plus jeunes qui l’ont visionné en dessin animé. Il devait théoriquement pouvoir faire écho au plus grand nombre. Je supposais que faire référence à notre héros et à son génie sorti de la lampe m’aiderait à raviver instantanément les souvenirs d’enfance de mes interlocuteurs et les mettre en confiance.
« Mon cube » fut donc baptisé « le cube d’Aladin », avant d’être produit par une imprimante 3D. Pour beaucoup, cet « objet qui sort d’une imprimante 3D » possède naturellement un caractère magique : « ça existe ? je n’en avais jamais vu ». Ce caractère magique de l’imprimante 3D qui matérialise un objet sorti du néant est en pleine résonnance avec la magie du conte d’Aladin incarné par le cube.
Depuis, j’emporte des cubes d’Aladin multicolores avec moi au cours de mes déplacements et de mes rencontres professionnelles. Je « joue » aux cubes d’Aladin en de nombreuses circonstances : lors de mes rencontres avec les parties prenantes d’un projet mais aussi lors de réunions d’équipe, déjeuners, conférences, … et même dans ma vie personnelle.
Chaque jour, je suis un peu plus émerveillé par la puissance de cet objet-frontière 3D qui fédère les hommes et façonne les projets.
Le cube d’Aladin, le projet et les parties prenantes
Projets de routes, tunnels, trains, stades, aménagements urbains,… les cubes d’Aladin ont fait naître de nombreux récits chez mes différents interlocuteurs.
Le projet diffère selon l’angle de perception et selon l’emplacement d’où il est regardé.
Le projet n’est pas une réalité unique et monolithique. Il présente autant d’aspects différents que l’utilisation du cube peut en révéler, tous plus vrais les uns que les autres.
Le cube d’Aladin permet au chef de projet de montrer à chaque partie prenante que son point de vue est bien visible et que sa tâche consiste à le prendre en compte dans le cadre de l’élaboration du projet. En prenant soin d’orienter, à tout moment, chaque face du projet vers la partie prenante concernée, le cube facilite la compréhension des attentes mutuelles.
Dans la communication de projet avec les parties prenantes, les faces E, C et R représentent la diversité des catégories de parties prenantes :
- L’Etat protéiforme : l’État central, le Préfet, les services des préfectures départementale et de région…
- Les Collectivités Locales multi-scalaires : des communes d’une centaine d’âmes, des grandes villes, des agglomérations, des départements, des régions. Chacune possède sa vision du projet, variant selon sa distance géographique au projet, sa sensibilité politique, ses alliances avec ses consœurs…
- Les Riverains : des individus qui agissent seuls, qui se constituent en associations locales, ou qui se rallient à des associations d’envergure nationale. Des perceptions différentes : pour ou contre le projet, avec des sensibilités variées (environnementale, écologique, économique, politique…)
La face « indéchiffrable » représente l’enjeu ignoré, qui, malgré une excellente préparation du projet, peut surgir brutalement et remettre en cause l’histoire écrite jusque-là. Par exemple, la découverte de la présence d’une espèce de scarabée protégée dénommée vulgairement « Pique prune » ou en latin « osmoderma eremita » qui a différé de cinq ans la réalisation d’un tronçon de l’autoroute A28 entre Le Mans et Tours en France.
Surtout, le vide apparent révèle les forces immatérielles à l’œuvre au cœur du projet, c’est-à-dire le sens à bâtir en assemblant les histoires individuelles qui s’entremêlent dans un récit collectif, pour donner naissance à un rêve partagé.
Le cube révèle les savoirs et émotions
A ce stade, nous sommes dans une modélisation du projet qui est atypique, mais qui demeure plutôt classique.
L’usage concret du cube a révélé sa puissance.
J’ai constaté à de multiples reprises que dans la suite du récit introduisant le cube que je viens de vous décrire, mon interlocuteur s’approprie totalement l’objet, et y projette sa propre histoire, ses réflexions et ses émotions : « j’avais aussi des cubes quand j’étais petit », « avez-vous pensé à la façon dont,… », « selon mon point de vue » … autant de propos qui jaillissent spontanément en manipulant le cube.
Cette médiation très forte nourrit le dialogue.
Le cube crochet de mémoire
A l’issue de chaque rencontre, je donne le cube à mon interlocuteur : de simple morceau de plastique, il devient une batterie chargée des émotions échangées, et comme il est conservé, il pérennise le lien au-delà de la distance géographique et du temps.
Des observations…
Le cube d’Aladin offre au porteur la possibilité d’évoquer sereinement des sujets complexes et à son interlocuteur de dévoiler des éléments qu’il n’aurait probablement pas su ou pas voulu aborder sans l’usage du cube.
L’objet-frontière 3D suscite des images mentales et des émotions, il permet de les verbaliser avant de les intérioriser. Éclairant les idées et révélant les savoirs, il accumule les expériences et les restitue au fil du temps.
Après un bref laps de temps d’adaptation à l’objet, la confiance animée par le souvenir de l’enfance et l’histoire d’Aladin conduit l’interlocuteur et même le porteur à exprimer par l’association d’idées profondes, l’inconscient et les non-dits. En groupe, il révèle les diversités de point de vue et les rapproche afin de faire émerger un consensus.
Le cube d’Aladin révèle des structures sous-jacentes qui relient des éléments en apparence séparés. Permettant de regarder au-delà des apparences usuelles, il aide à percevoir en profondeur, et à notre grand étonnement, de découvrir un tout étroitement interconnecté.
Au fil des utilisations, j’ai progressivement réduit la taille du cube afin de mesurer un hypothétique impact sur son efficacité. J’ai ainsi pu constater que la réduction de l’arête du cube de sept centimètres à trois centimètres avait augmenté sa puissance.
J’ai également tenté de mener des séances d’échanges sans le cube d’Aladin pour comparer son effet avec d’autres types de supports, comme des listes, des mots ou des images en carte : la description à plat, en deux dimensions, ne possède pas la même force. Par le toucher, l’objet imprimé en 3D permet de concrétiser les interactions permanentes multi scalaires. Il enrichi l’expérience cognitive et donne accès à des champs de compréhension mutuelle plus vastes.
Bien qu’à première vue, les lettres puissent sembler inappropriées au partage transculturel, j’ai pu vérifier que le cube d’Aladin fonctionne aussi fortement avec des Anglo-saxons et des Japonais. Un Japonais a même ajouté une dimension sonore à l’expérience en faisant résonner deux cubes en les heurtant l’un contre l’autre.
… et des témoignages
Un élu
Le tracé de l’un de mes projets impactait le territoire d’une commune de taille moyenne. Lors de notre première rencontre, le maire, très méfiant, me salue du bout des lèvres… Sans plus de façons, je décide de briser la glace en posant un cube devant lui, sur la table qui nous sépare. Il a un mouvement de recul comme si le cube allait le brûler. Je l’invite alors à le saisir. Intrigué, il le prend et l’examine sous toutes les coutures. Je raconte mon enfance, la lampe merveilleuse d’Aladin… Enfin, il s’approprie l’objet peu à peu et raconte son histoire.
Je le remets dans le contexte du projet et l’aide à se situer : Collectivité locale. Il me répond : « Maire ». J’enchaîne avec les différentes faces. Il complète mes phrases, tourne le cube, le regarde sous différents angles et livre ses craintes et ses questionnements. Je l’écoute et lui parle du projet. Il me répond. Nous nous quittons en faisant la synthèse de nos échanges, dans une atmosphère de compréhension mutuelle. La confiance, terreau de notre réussite commune, est bien là.
Six mois plus tard, je le retrouve dans son bureau pour un nouveau rendez-vous. Après m’avoir salué chaleureusement, il prend le cube rangé à côté de son téléphone et me dit fièrement : « Vous savez, il en a entendu des histoires ce cube depuis que vous êtes venu ! J’ai même fait une séance à la maison pour préparer les vacances. Justement, je voulais vous dire… ». Le projet est aujourd’hui en service et nos rapports sont toujours aussi cordiaux.
Relation Riverain
Lors d’une visite de terrain pour un projet d’élargissement d’autoroute, je rencontre un riverain directement concerné par le projet. Après avoir échangé quelques mots, je lui propose un cube. S’ensuivent une mise en situation et des explications. Il m’écoute. Mon interlocuteur me répond : « en clair, moi, Riverain, vous me considérez autant que l’Etat ? ». « oui, vous, Riverain, êtes individuellement aussi important pour moi que l’État, vous occupez une pleine face, pas un coin de l’organigramme ! ».
Formation et apprentissage
L’usage du cube d’Aladin permet en un quart d’heure d’expliquer, au technicien qui vient pour une étude de sol que l’accès au terrain nécessite l’autorisation de l’agriculteur, et que l’agriculteur n’est pas un gêneur car en se mettant en point de vue Riverain, c’est lui, le technicien, qui est l’intrus. En quelques saynètes, chacun se met à la place de l’autre et appréhende l’ensemble des dimensions des parties prenantes, et cela même s’il s’agit d’un projet de 15 millions d’heures de travail.
Au fil des grands projets, les équipes sont à géométrie variable, avec un flux continu de personnes qui arrivent, puis repartent pour quelques jours, quelques mois ou quelques années. Comment maintenir une cohérence d’action au-delà des processus et d’un système qualité désincarné ?
Auparavant, je rédigeais une belle brochure descriptive du projet en quelques pages, qui ne manquait pas de citer les parties prenantes en annexe. Un ou deux ans après le début du projet, cette brochure est généralement introuvable, et c’est heureux car elle est périmée depuis longtemps, personne ne se préoccupant de la tenir à jour.
En sus, l’usage du cube d’Aladin permet de mettre en évidence l’importance du sens partagé du projet et de le maintenir sur la durée, même aux heures où tout se bouscule.
Équipe et organisation fractale
Le rêve de tout chef de projet est d’avoir une équipe et une organisation fractale. Le mot « Fractal » signifie un objet dont la structure est invariante à toutes les échelles. Appliqué à un projet cela décrit une organisation où chaque entité et chaque personne, en se concentrant sur sa tâche métier, incorpore en même temps toutes les dimensions du projet, avec une conscience aigüe des interrelations qu’impliquent ses activités. L’usage du cube y contribue puissamment, par la représentation tactile du multi échelle et du multi acteur.
Projection et écoute
Au fil des années j’ai distribué de la main à la main des centaines de cubes d’Aladin, soit en séance collective, soit lors de rencontres individuelles.
Personnellement, l’usage du cube m’a conduit à créer une rupture dans mon mode de conduite des projets. Je suis passé d’un mode projection, démonstration et persuasion musclée à l’écoute ouverte et à l’intégration possible de demandes apparemment contradictoires, grâce à la co-construction.
Mais chacun se l’approprie à sa manière, et en tire l’usage en résonance avec sa personnalité, et ses actions.
Mais il existe un autre objet qui incarne un autre concept abstrait
2. La Tessère, modèle d’aire de services
Le contexte du projet
Les autoroutes sont jalonnées périodiquement de stations-service, également appelées aires de services. Dans le modèle français autoroutier, le gestionnaire d’autoroute fait un appel d’offres pour choisir une société qui va gérer l’ensemble de l’aire de services pour son compte. Des grandes sociétés pétrolières y répondent, ces sociétés ont une marque et une image fortes, qui ont fait l’objet d’investissements considérables.
Comment exprimer fermement notre vision du service dans la conception de l’aire, tout en laissant un vrai champ d’expression à la marque pétrolière ?
L’usage assidu du cube d’Aladin, m’a donné l’envie d’expérimenter un objet-programme, et qui incarne le concept et la quintessence de nos envies. À noter que cet objet n’est surtout pas une maquette du site.
L’objectif
Imprimé en 3D, l’objet-concept doit infléchir le mode de pensée des designers qui seront consultés pour la conception des aires de service. Ceux-ci bénéficient d’une grande expérience dans ce domaine et je souhaite les faire travailler différemment en les incitant à sortir du schéma mental de leur métier pour percevoir nos besoins réels sous d’autres angles et pour mieux nous comprendre.
Cette démarche originale contraint le donneur d’ordre à simplifier le concept fonctionnel afin de conserver l’essentiel, c’est-à-dire « l’esprit » du projet dissimulé dans le cahier des charges de 600 pages rédigé par des juristes et des avocats.
Dans un premier temps, j’ai fait l’expérience d’ajouter « un cahier de rêve » au cahier des charges pour incarner, par une joli aquarelle, le programme de l’aire de services.
Cependant les résultats étaient insuffisants : j’ai donc fait créer un objet 3D incarnant le concept du programme, qui est transmis avec l’appel d’offres.
Les candidats ont pour consigne de rendre une offre conforme au concept exprimé par l’objet. Cet objet-frontière matérialise ainsi un nouveau concept d’aire de services. Six mois de travail en équipe transdisciplinaire ont été nécessaires à l’émergence du concept, puis de l’objet.
Illustration « les composantes de la Tessère »
La Tessère en détail
Dans l’Antiquité, une Tessère (du latin tessera) désignait un objet utilisé comme signe distinctif pour permettre aux membres d’une même communauté de s’identifier mutuellement. Parfois, le don d’une Tessère s’accompagnait d’un récit, également voué à se propager au sein du groupe.
La Tessère 3D est une métaphore du concept d’aire de services telle que nous souhaitons la proposer à nos clients.
Elle se révèle par le récit ci-dessous. L’élaboration du récit et de sa gestuelle est une composante indissociable de l’objet. Sans le récit, il s’agit d’un simple bout de plastique inerte qui ne parle pas de lui-même ; il nécessite une médiation humaine.
Le mode d’emploi : le script théâtralisé de La « Tessère » un modèle de station-service
La Tessère, modèle d’aire de services, est un objet à utiliser à deux. Les acteurs se l’approprient individuellement et collectivement au moyen de la manipulation. Il favorise la verbalisation de l’inconscient et le dialogue des parties prenantes. Chargé de sens, offert à celui qui l’a expérimentée, elle devient un « crochet de mémoire » qui continue à solliciter le dialogue et l’imagination bien après la rencontre.
Sa force est amplifiée par l’usage du script ci-dessous. Un peu comme le rituel de la cérémonie du thé décuple les sensations.
La mise en situation
Comme dans l’antiquité, le récit est indispensable pour accompagner la remise de le Tessère, puis ce récit ce propage avec la diffusion de l’objet.
Étape 0 : montrer l’objet à votre interlocuteur
« La Tessère que je vous offre aujourd’hui est une métaphore de l’aire de services que nous aimerions proposer à nos clients. Voici son histoire. »
Étape 1 : donner l’objet à votre interlocuteur
Récit : « prenez l’objet, prenez le temps de le découvrir, qu’est-ce qu’il vous inspire ? Que pensez-vous du toucher de la matière ?
En tant que concepteur, j’ai souhaité évoquer un galet ramassé sur la plage. En le prenant en main dans son salon, on entend le bruit des vagues et on sent l’odeur de l’iode. Explorez encore. »
Puis inciter à trouver la vis sur le côté.
Étape 2 : tourner la vis, libérer les billes de couleur et les poser dans la coupelle au dos
Récit : « voici les clients de l’autoroute, comme vous le remarquerez ils sont très différents : les professionnels, les vacanciers, les conducteurs de poids lourds, les gens qui se déplacent en bus… Choisissez un type de client et décrivez-moi ses besoins. »
Étape 3 : écouter les besoins décrits par votre interlocuteur et reformuler, puis reprendre les étapes du parcours client.
Récit : « Nous allons voir ensemble le parcours idéal sur l’aire de services. »
Étape 4 : la bille roule dans la partie gris foncé…
Récit : le client de l’autoroute exige un trajet en toute sécurité, avec le maximum de fluidité.
Étape 5 : la bille marque une pause, on peut la reprendre en main pour centrer le discours sur elle, car elle représente le client, élément central de notre démarche.
Récit : « …mais ce n’est pas suffisant, car on s’adresse à des conducteurs, qui ont besoin de faire des pauses. Et là, nous avons besoin de travailler ensemble pour améliorer nos services. Notre client est un humain, pas un véhicule ! Notre ambition est de réinventer les aires autour des besoins des êtres humains, pour créer des lieux de vie où l’homme se sente bien et puisse se détendre avant de reprendre la route. »
Étape 6 : la bille roule de la partie gris foncé (autoroute) vers l’aire.
Récit : Nous avons fait travailler un anthropologue qui a mis en évidence que la transition entre les deux situations « je suis dans ma voiture avec ma musique à vitesse stabilisée sur l’autoroute » et « je suis dans la boutique chaude avec mon café » est abrupte et anxiogène
Concrètement, nous avons beaucoup travaillé ces dernières années sur la séparation de flux et la lisibilité des cheminements en voiture. Nous savons tous que la première impression est souvent décisive et nous devons veiller à l’accueil des clients sur les aires.
Étape 7 : la bille s’arrête sur l’aire
Récit : Aujourd’hui on n’ose pas laisser descendre les chiens et les enfants car les circulations entourent les places de parking. Le nouvel objectif est de placer les emplacements de stationnement contre un vaste espace piéton sécurisé.
Étape 8 : montrer le centre de l’aire et le territoire aux alentours de l’aire
Récit : Au centre de l’aire se trouve le lieu Unique. Le lieu unique permet aux piétons de se déplacer en toute sécurité. Les bulles symbolisent le territoire symbolique qui ré-émerge dans l’aire. Le clocher représente les habitants (riverains) qui peuvent entrer sur l’aire par un portillon dans le grillage, portillon qui permet aux personnes extérieures de bénéficier des services de l’aire. Symétriquement, il permet aussi aux clients de l’aire d’explorer à pied le territoire environnant.
On y trouve des références aux territoires traversés : en racontant l’histoire des hommes et des femmes qui ont vécu et qui vivent encore sur ce terroir, on apporte des références humaines pérennes. Tous les services proposés par l’aire sont présents dans le lieu unique : des espaces extérieurs de détente de loisirs, un bâtiment commun avec des boutiques ainsi que la vente de carburant. Ce bâtiment comporte des patios pour être à l’air libre tout en restant dans le bâtiment et des préaux pour être à la fois à l’abri et dehors.
Étape 9 : montrer le toit du bâtiment avec le pictogramme wifi
Récit : L’aire est un lieu physique mais aussi symbolique à travers les récits des régions traversées. La Tessère en est une métaphore. L’aire s’inscrit également dans une troisième dimension, le territoire numérique, comme le montre le pictogramme wifi. Ce wifi est surfacique sur l’ensemble de l’aire. La connectivité est une caractéristique majeure de la qualité d’un espace public
Étape 10 : donner la Tessère
Récit : De l’évocation de la dimension numérique du projet au don de l’objet, il n’y a qu’un pas ; après avoir retourné la Tessère pour montrer le flashcode qui permet d’en savoir plus sur le projet et ses modalités, l’objet est donné et l’interlocuteur l’emporte avec lui : ainsi, les émotions de la rencontre continueront à rayonner auprès de l’interlocuteur.
Bien sûr on peut faire une exploration différente avec un autre type de client.
Les leçons de la Tessère
La Tessère permet de cristalliser de façon pérenne le sens et l’âme du programme de l’aire de services au fil des années et des changements de personnes en charge du projet. Elle permet de fédérer des équipes transdisciplinaires sur un projet unique. Elle constitue à ce titre un changement majeur dans la façon de travailler et d’aborder les problématiques projet.
En effet en mode gestion de projet classique, les acteurs tentent de cerner par des mots les principaux besoins mais les multiples interprétations qui en découlent les éloignent de l’essentiel.
Seul ou en groupe, l’acteur rédige encore et toujours, essayant d’évoquer l’aspect fonctionnel du concept pour aboutir au blocage de la libre créativité du designer : en effet, ce dernier ne peut répondre qu’à une description fermée du cahier des charges.
Lors de la réception des offres, le Maître d’ouvrage est alors surpris de découvrir des projets stéréotypés et dépourvus d’âme, sans créativité ni innovation.
A contrario, l’objet-intermédiaire doté d’un récit, qui n’est surtout pas une maquette de représentation physique, permet d’exprimer de façon ferme le programme envisagé tout en laissant libre court à l’imagination du designer.
De multiples objets frontières sont possibles.
Recherches en cours
Le « disque des savoirs d’André Le Notre » basé sur une anamorphose permet de présenter les champs d’action physique numérique et symbolique ancrés dans la métaphore des jardins : Créer, Entretenir, Renouveler, Raconter.
La « ville hybride » déconstruit la représentation de la ville pour permettre la mise en œuvre de nouveaux champs d’intégration urbaine
Le « cône zéro accident » incarne la démarche « Maitrise d’ouvrage zéro accident » qui a pour objectif d’apporter la sécurité dans toutes les composantes des opérations sur lequel vont intervenir 100 000 personnes pour quelques heures ou plusieurs années.
Le « Polyèdre de Szilassi » objet mathématique à 7 faces ayant chacune une arrête commune avec les six autres incarne la connectivité et coopération nécessaire et possible dans les projets complexes».
Conclusion
Avant d’utiliser les objets 3D, j’étais démuni devant la complexité croissante des projets et de leur contexte.
Avec la pratique des objets 3D, j’ai pu maîtriser progressivement la complexité par la coopération. Non seulement j’ai appris, mais j’ai aussi été transformé profondément. Cette transformation se dissémine progressivement aujourd’hui.
Je diffuse cette méthode par tous les canaux en régime copyleft : copiez librement, expérimentez, appropriez-vous les histoires, découvrez et utilisez la puissance du toucher dans la conduite de projets. Les retours d’expérience des utilisateurs qui adoptent cette méthode confirme l’universalité de la puissance du toucher dans toutes les cultures.
Exemple d’utilisation : dans une start-up qui développe des produits industriels, chez un paysagiste pour présenter ses projets …
Pour ma part, je poursuis mes expérimentations dans le monde, dans le domaine de la transformation de la ville contemporaine.
J’attends avec impatience le jour où quelqu’un viendra vers moi et me dira : « regarde cet objet, touche-le et partageons notre histoire… »
Huit principes pour être efficace avec un objet frontière.
L’objet doit :
Tenir dans la main et dans la poche : taille de trois à six centimètres d’arête
Être rustique comme un galet ramassé sur la plage : en le reprenant on entend les vagues, on respire l’iode, et on ressent la chaleur du sable sous les pieds.
Traiter des émotions et du symbolique
Être accompagné d’un script de présentation qui s’enrichit au fil des rencontres
Être largement distribué de la main à la main à tous les niveaux hiérarchiques et cercles proches ou éloignés du projet. (le faible coût de l’impression 3D le permet)
L’objet ne doit
pas être fonctionnel : éviter la mini-maquette et proscrire les usages parasites, porte-clés, clés USB,…
pas comporter des mots : l’absence de mots facilite l’appropriation et la liberté de varier les histoires selon les rencontres
pas être transmis en dehors d’une rencontre physique, c’est la qualité de la rencontre qui fait la puissance de l’objet. L’envoi postal avec une notice n’est pas compris.
Remerciements
Je remercie Paul Coudamy, designer, de m’accompagner dans la création des objets-frontières au service des projets.
Je remercie Olivier Bordry, collègue partenaire de poésie qui a baptisé la « Tessère ».
Et je remercie surtout toutes les personnes qui ont bien voulu déposer leurs rêves, leurs émotions, leurs visions du monde lors de rencontres nourries par les objets-frontières 3D pour faire naître et grandir mes projets qu’ils soient professionnels ou personnels.
Pour en savoir plus en vidéo : « des idées à toucher » (10 min)
« Fédérer les acteurs d’un projet autour d’une dynamique commune passe aussi par le symbolique : à l’aide « d’objets-frontières » réalisés en impression 3D, il est possible d’incarner les cadres, les contraintes, les acteurs et les interactions au cœur d’un projet. Pour voir les concepts avant de s’y pencher… Trois exemples et le discours de la méthode.
👉 À voir ici : http://vimeo.com/user34840685/desideesatoucher