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Méthode : Usages, Symboles, Ouvrages

Construire sur l’imaginaire du territoire

Résumé : Construire sur l’imaginaire des territoires, une méthode efficiente.

La dimension physique des projets ou des ouvrages existants n’est pas la seule ni même la première à considérer. Ils possèdent également une valeur fonctionnelle et symbolique élevée, positive ou négative. En ce sens, ce sont aussi des objets mentaux. L’environnement dans lequel ils s’inscrivent n’est donc pas seulement matériel ou naturel, il est tout autant imaginaire. 
La connaissance de l’imaginaire du territoire est essentielle pour permettre au projet d’y trouver sa place, c’est-à-dire de répondre à des attentes profondes, non nécessairement formulées mais toujours opérantes. Seul un regard transdisciplinaire sur le territoire permet d’identifier ces attentes. Des outils d’analyse adaptés issus de la méthode « Usages, Symbole, Ouvrage » favorisent l’émergence de projets consensuels et désirables.

Objet et contenu du document

Ce document expose une démarche intellectuelle et opérationnelle complémentaire des études d’ingénierie classiques. Elle vise à enrichir la conception des projets afin de favoriser leur acceptation par l’ensemble des parties prenantes.

Champs d’application

La démarche présentée s’adresse aux équipes internes et externes mobilisées sur la conception de projets d’infrastructure ou d’aménagement urbain, notamment en phase de consultation. Elle est transposable à l’optimisation des organisations.

1 – Quelques notions fondamentales

1.1      L’ouvrage ne fait pas le projet

Pour les ingénieurs qui la construisent, une infrastructure est un objet éminemment physique. Mais c’est aussi une aventure humaine, le fruit d’un travail et de savoir-faire multiples, une contribution au bien commun du territoire qui la reçoit. Une part d’immatériel, de symbolique est associée à sa réalisation dès les premiers instants de l’histoire du projet. 

Il en va de même pour les élus et techniciens de la collectivité qui la commande, même si les histoires vécues ne sont pas tout à fait les mêmes. Et il en va de même, évidemment, pour les riverains et les usagers, qui verront certes l’objet physique mais aussi son impact, redouté ou désiré, sur leur cadre de vie et leur liberté de mouvement. Leur regard sur l’infrastructure est fortement déterminé par les usagesqu’ils en feront ou en subiront, les leurs ou ceux d’autres usagers.

Énoncer ces idées évidentes est une chose, en tirer toutes les conséquences en est une autre. En premier lieu, cela signifie que le monde dans lequel nous vivons ne se réduit jamais à sa seule dimension physique. Celle-ci n’est jamais que le support où se fixent, pour le meilleur ou le pire, des usages, des expériences, des représentations symboliques. Dès le stade des intentions, l’infrastructure est l’objet de débats, de désirs, de craintes face auxquels la rationalité de l’ingénieur n’apporte qu’une partie des réponses. 

Dans le monde actuel, l’approche purement technicienne des choses devient de moins en moins opérante. En particulier, elle est impuissante à traiter cet enjeu majeur des projets qu’est leur acceptabilité par l’ensemble des parties prenantes du territoire : la collectivité, les riverains et les usagers, ainsi que les leaders d’opinion (associations, presse…). 

Il faut employer d’autres méthodes. 

1.2      S’inscrire dans un environnement, c’est s’inscrire dans un imaginaire

Plus personne n’ignore l’impératif d’inscrire tout projet d’infrastructure de manière harmonieuse dans son environnement. Or cet environnement ne se réduit pas à des dimensions physiques ou naturelles. Il est en grande partie imaginaire, c’est-à-dire fait de représentations mentales plus ou moins conscientes, plus ou moins objectives et plus ou moins partagées par les individus qui en sont porteurs. Elles sont liées aux usages, aux traditions et à la culture du territoire concerné.

Pour prendre un exemple simple, dans une ville traversée par un fleuve, une voie ferrée et une autoroute, chacune de ces trois coupures objectives est perçue et acceptée différemment par les habitants, en fonction de l’histoire, des usages et des représentations imaginaires qui leur sont attachées. La dimension identitaire du fleuve, l’apport économique et patrimonial du fer leur confèrent une acceptabilité sinon un véritable attachement dont ne bénéficie pas l’autoroute, perçue comme une infrastructure utile mais aussi nuisante.

Quelle que soit la “réalité” objective, c’est avec ces représentations mentales que tout projet touchant à l’autoroute (élargissement, couverture, déviation…) sera appréhendé par les parties prenantes. L’ignorer, c’est s’exposer à une situation de blocage. Prendre en compte ces représentations permet au contraire de les incorporer au projet, pour lui permettre de trouver sa place dans l’imaginaire du territoire.  

Puisque les choses se jouent en grande partie sur le terrain de l’imaginaire, la phase de conception doit produire un imaginaire du projet, qui lui permette de s’inscrire dans l’imaginaire du territoire.

1.3      Pour bien voir, il faut savoir regarder, et croiser les regards

Pour comprendre le territoire, il faut commencer par le regarder. 

Qu’est-ce que regarder ? Regarder, c’est projeter sur un objet une grille de perception à la fois sensible, culturelle et rationnelle. On ne voit pas un territoire de la même façon selon que l’on est citadin ou rural, ingénieur ou artiste, automobiliste ou piéton. Le prisme individuel à travers lequel chaque observateur appréhende une même réalité donne lieu à de multiples représentations, toutes également valables et légitimes.

Pour autant, ces représentations ne sont pas étanches les unes aux autres. Au contraire, le croisement des regards enrichit la perception des “regardants”. À plusieurs, on voit plus de choses. La superposition de plusieurs grilles de lecture produit plus de sens que l’application d’une grille unique. 

D’autre part, on ne voit que ce que l’on sait voir ou ce que l’on cherche. Pour comprendre les usages ou les représentations symboliques qui sont importants pour le projet, il est nécessaire de faire appel à des spécialistes de disciplines telles que l’urbanisme ou l’anthropologie. 

L’approche ne doit pas se contenter d’être pluridisciplinaire, elle doit être transdisciplinaire. C’est bien le croisement des points de vue et non leur juxtaposition qui est recherché.

2 – La méthode « Usages, Symbole, Ouvrage » par étapes

2.1      L’exploration transdisciplinaire du territoire

La conception du projet commence par une phase exploratoire mobilisant les spécialistes de plusieurs disciplines : ingénierie, architecture, urbanisme, paysage, anthropologie… Elle vise à collecter toute information utile sur l’environnement physique, urbain, symbolique du projet.

L’exploration passe en particulier par des prises de contact informelles avec des personnes acceptant de fournir des témoignages, informations, anecdotes diverses et variées de nature à faire comprendre le territoire à l’équipe de conception. 

Les informations collectées sont autant d’histoires individuelles, dont la mise en relation révélera un récit collectif.

Cette étude visant in fine à nourrir un projet d’ouvrage, on utilisera trois outils conceptuels pour structurer l’exploration : Le carré magique, Les lignes de vie ou de flux, Les lignes de ruptures.

Le carré magique

Le carré magique permet d’orienter l’exploration et de classer les informations recueillies d’une part selon trois thèmes, d’autre part selon trois échelles territoriales. Comportant neuf cases seulement pour rester synthétique, il s’adapte à la nature du projet, comme le montrent les exemples ci-dessous.

Carré magique d’un projet de contournement de ville

Environs immédiats (1 km autour)L’agglomération 
(10 à 20 km autour)
La France
Les identités des entités composant
le territoire
Les mobilités
La biodiversité

Carré magique d’un projet de Tramway

Environs immédiats
(100 m autour)
Le quartier
(100 à 1000 m autour)
L’agglomération 
(1 à 10 km autour)
Les mobilités
Le quotidien
Les imaginaires

Le choix des thèmes est à ancrer directement dans les attentes sociales larges des habitants et utilisateurs du territoire étendu.

Commentaire sur le choix des thématiques 

Pour un contournement de ville : 

Pour un projet uniquement urbain comme une ligne de tramway:

L’objet de ce travail n’est pas de publier une étude. C’est le process qui est essentiel plus que le résultat, l’appropriation par chacun des praticiens des histoires rapportées par les autres.
Son premier public est l’équipe projet étendue à tous les prestataires afin qu’ils incorporent dans leur production propre les sujets territoriaux. Puis on sélectionne moins de 10 % de la matière recueillie pour faire émerger des idées complémentaires pleinement ancrée à haute visibilité.

2.2     Le tissage de ruptures : acupuncture urbaine

Les lignes de vie et de flux

L’étude identifiera en particulier les lignes de vie ou de flux, empruntées par les usagers du territoiredans leurs activités quotidiennes ou lors de grands événements, notamment pour rejoindre des équipements liés à :

Les lignes de rupture

L’analyse du territoire portera enfin sur les lignes de rupture, c’est-à-dire les barrières, physiques ou symboliques, qui affectent le fonctionnement urbain ou la vie quotidienne des habitants. 

Les barrières physiques incluent les éléments infranchissables ou les entraves à la mobilité : 

Les lignes de rupture symboliques peuvent avoir une explication :

2.3      La carte sensible du projet dans son environnement

Les regards croisés sur l’environnement du projet auront permis non seulement à détecter les causes possibles de blocage, mais aussi d’identifier les ressorts de l’adhésion des parties prenantes. Munie de ces différentes données, croisées entre elles, l’équipe de conception pourra représenter l’environnement du projet sous la forme d’une carte multidimensionnelle et sensible, c’est-à-dire proche de la manière dont ses usagers se le représentent. Le placement sur cette carte du projet d’infrastructure révélera ses interactions possibles avec : 

La carte sensible du projet dans son environnement permet d’identifier les secteurs à enjeux, là où le projet suscite ou rencontre des lignes de rupture, croise des lignes de flux ou touche à des éléments symboliques forts.

Aux croisements des lignes de flux et de ruptures se situent des points d’acupuncture symboliques permettant de démultiplier l’effet d’actions locales.

2.4      Le plan d’action et la création d’un imaginaire du projet

La carte sensible du territoire suggère des idées concrètes pour orienter et enrichir le projetd’infrastructure sur le plan des usages et des représentations symboliques. Ces idées sont hiérarchisées puis sélectionnées pour former un plan d’action, en fonction de plusieurs critères :

Un autre critère, pour arrêter le plan d’action, est celui de sa cohérence d’ensemble au service de l’imaginaire du projet, lui-même cohérent avec l’imaginaire du territoire. 

L’objectif est de mettre ces actions en tension dans une proposition qui articule des bénéfices lisibles pour les parties prenantes.

Dans la logique de ce qui précède, on retrouve trois types de bénéfices susceptibles d’être apportés par l’infrastructure : 

Plus ces bénéfices se feront écho et interagiront de manière positive les uns avec les autres, plus le projet sera lisible et parlera à l’imaginaire des parties prenantes. 

Les usages et les représentations sont essentiels dans la construction de l’imaginaire du projet. Ce sont eux qui permettront au projet de devenir un rêve partagé, c’est-à-dire un objet non seulement justifié mais aussi désirable.

3 –  Exemples d’application de la méthode « Usages, Symbole, Ouvrage »

3.1    Nantes : poser les bases d’une co-construction du projet

En 2013, l’État confie à la société concessionnaire le projet d’élargissement de la rocade nord de Nantes. Dans cette “ville-tramway” pionnière, historiquement très attachée aux transports en commun, et alors que la contestation du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes s’est durablement installée, on ne peut aborder ce projet que sur le mode de la co-construction

Pour initier et nourrir cette démarche, nous faisons réaliser une carte sensible des imaginaires des habitants de Nantes. Ce travail d’enquête est confié à des étudiants en aménagement du territoire étrangers à la ville, qui l’ont donc abordée sans a priori. Il s’avérera doublement utile : d’une part en fournissant une connaissance riche des usages et des représentations mentales des habitants du territoire, d’autre part en intéressant à notre démarche des personnes clés. 

C’est ainsi que nous avons l’excellente surprise de voir le maire de Nantes “suivre” le compte Twitter Imaginaires de Nantes 24 heures seulement après sa création par les étudiants. Puis le responsable des mobilités de Nantes Métropole nous téléphoner pour s’enquérir des tenants et aboutissants de cette intriguante enquête, menée en partie dans la rue, appel qui débouche sur sa proposition de recevoir les étudiants, auxquels il ouvrira ensuite les portes d’autres administrations. Les bases d’un accueil ouvert et constructif du projet sont posées.

Le projet se poursuit maintenant dans les phases de concertation publique légale.

3.3       Tours : cerner la demande sociale au-delà de la demande politique et dérouler un plan d’action adapté

La ville de Tours demande à la société concessionnaire de proposer des solutions pour réduire l’impact de l’autoroute au centre de l’agglomération, entre Tours et Saint-Pierre-des-Corps. Mais en quoi cet impact consiste-t-il réellement ? 

En coopération avec l’agence d’urbanisme, nous commençons par nous poser la question des usages et des imaginaires attachés à l’autoroute. 

Une première analyse révèle que les représentations cartographiques du territoire accentuent la trace de l’autoroute, qui y apparaît comme une barrière beaucoup plus massive et étanche qu’elle ne l’est en réalité. Ce n’est évidemment pas neutre sur les perceptions de l’infrastructure. 

Ce simple fait montre que les symboles associés à l’autoroute (ici graphiques) peuvent déterminer les perceptions des habitants autant sinon plus que l’ouvrage lui-même. Rien ne dit, par exemple, qu’une couverture de l’autoroute changerait quelque chose aux perceptions, si leur origine est ailleurs que dans l’impact sonore et visuel du trafic. 

En revanche, on peut probablement agir sur les objets symboliques pour changer les perceptions.

Cette photo aérienne colorisée par nous rétablit la hiérarchie “réelle” des obstacles physiques à la circulation dans le centre de l’agglomération tourangelle (en haut la Loire, en bas le Cher, en noir les voies ferrées). L’autoroute, en rouge, apparaît ici comme un fil de vie reliant les différentes parties d’un territoire morcelé.

Pour aller plus loin, nous faisons réaliser un diagnostic transdisciplinaire, associant psychanalyse urbaine, ressenti paysager et anthropologie. Il montre que l’autoroute n’est pas vécue comme un corps étranger à la ville, mais comme l’épisode le plus récent d’une “histoire de famille” faite de complémentarités, de tensions et de ruptures entre Tours et Saint-Pierre-des-Corps, séparées de longue date par un canal que l’A10 a remplacé. 

Ce diagnostic est très éclairant quant à l’objectif à atteindre. Il s’agit moins de “réduire l’impact de l’autoroute” (protection) que de mieux l’inscrire dans la ville (ouverture). Le plan d’action que nous proposons en découle très directement. Voici 4 exemples d’actions simples et peu coûteuses à mettre en œuvre : 

Faire circuler les bus urbains sur l’autoroute, où la vitesse est limitée à 90 km/h dans la traversée de Tours. Une manière de raccrocher l’autoroute au sol de la ville. 

Un simple arrêté de police préfectoral suffit à mettre en œuvre la mesure accompagné de la pose des panneaux de limitation de vitesse.

Valoriser le croisement symbolique de l’autoroute et de la piste cyclable « Loire à vélo », empruntée chaque année par des dizaines de milliers de touristes. 
Ci-contre : L’écart est frappant entre la promesse évoquée par le site Internet (image du haut) et la réalité (image du bas).

Associer les riverains à la création de sculptures monumentales placées au bord de l’autoroute pour signaler et valoriser les quartiers. Une démarche à fois pédagogique car menée avec les enfants des écoles, artistique et créant du lien entre l’autoroute et le territoire. 
Ci-contre : le récit du projet en BD.

Donner un coup de pouce à la nature: un projet à 10€.

Pour compléter la végétalisation spontanée d’un ouvrage par de la vigne vierge, la plantation d’un second pied peut être faite en marge d’une fête de quartier, avec la complicité d’une association de jardins familiaux. Le temps fera le reste et béton disparaitra progressivement sous la couverture végétale.

3.3     Strasbourg : superposer les bénéfices fonctionnels et symboliques du projet

En 2014, le gouvernement relance la consultation pour la construction et l’exploitation du grand contournement ouest de Strasbourg (25 km), projet controversé en raison de ses impacts environnementaux supposés, et vu par ses opposants comme incitatif au transit de poids lourds sans bénéfice pour l’Alsace, ou comme une nouvelle frontière imposée d’ailleurs. Dans le passé en outre, la défense du grand hamster d’Alsace, espèce menacée, a fortement interféré avec le projet. 

Nous faisons réaliser une étude anthropologique pour comprendre les ressorts profonds de l’opposition au projet. Elle fait ressortir des perceptions contrastées, mais aussi un imaginaire commun fondé sur des enjeux identitaires et des symboles fédérateurs. Nous apprenons ainsi par exemple que la capture du grand hamster d’Alsace, animal nuisible pour l’agriculture, était il y a quelques décennies encouragée. Les anciens se souviennent que, enfants, les plus valeureux chasseurs d’entre eux recevaient un vélo en échanges de leurs trophées. Par association d’idées, nous proposons de doubler l’infrastructure d’un double réseau d’auberges à hamster et de pistes cyclables.

De frontière redoutée, le contournement devient un lien de proximité qui protège un symbole identitaire alsacien.

Le dessin représente le projet de contournement de Strasbourg dans son territoire.
Dessin réalisé par un alsacien.

4 – Conclusion : les avantages de la méthode

Si la méthode Usage, Symbole, Ouvrage permet in fine aux infrastructures de mieux répondre aux besoins des populations, elle s’avère également efficace pour les porteurs du projets de la phase initiale à la phase de réalisation et au delà. 

La méthode Usage, Symbole, Ouvrage ne génère ni surcoût significatif ni allongement de délais. Les études de type anthropologique sont très légères. L’ensemble du processus peut être mené en trois mois environ. En revanche, elle permet de rationaliser les dépenses. Le processus permet en effet d’identifier des actions porteuses de sens qui viennent enrichir considérablement la portée symbolique ou les usages du projet pour des sommes marginales. 

Pour en savoir plus en vidéo : « Intégration urbaine à Tours » (16 min)

Une étude de cas transdisciplinaire d’intégration de l’A10 dans Tours : anthropologie, mythologie, psychanalyse urbaine, déconstruction cartographique, ….

👉 A voir ici : http://vimeo.com/user34840685/integrationurbainetours

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